De neige et d'argent {Rùni • Lyrian}

Les éléments se déchaînaient, indomptables, pareils à ces bêtes sauvages qui peuplaient les forêts alentours. Leur force balayait le village, frappait les murs de bois que le temps ne savait abattre, faisait claquer les volets qui eux, en revanche, ne savaient pas toujours résister. Dans les foyers, les plus petits se pressaient dans les jambes des plus grands, tout intimidés qu'ils étaient par la violence de la colère de Komera. Les femmes priaient, les hommes patientaient prêt du feu.

Seul devant l’âtre, l'homme observait la sensuelle danse des flammes. Son regard azuré se perdait dans la contemplation de cette chorégraphie que rien ne semblait pouvoir influencer, une valse savoureuse qui se jouait là, à l'abri du vent destructeur qui régnait en maître au dehors.

Un craquement l'arracha à sa rêverie, et lorsqu'il se releva, incapable de se situer dans le temps, il remarqua simplement que la planche qui occultait la fenêtre du bas venait de s'envoler au loin. Son faciès s'affaissa légèrement, mais il inspira profondément et il tint éloigné de lui le moindre sentiment ennuyé. Le froid s'engouffra dans la petite maison, menaçant les danseurs qui se blottirent dans le fond de la cheminée.
Se penchant à la fenêtre afin d'essayer de voir où le morceau de bois s'était fait enlever, il crut discerner comme un cri mêlé à la voix houleuse de la tempête. Un animal sauvage sans doute..  ou simplement le sifflement cinglant des bourrasques dans les feuilles. Sur le moment, il haussa légèrement les épaules et il serait sans doute passé à autre chose si la petite voix dans sa tête ne cessait de lui souffler à quel point cela avait sonné étrangement. Il resta un instant le regard rivé sur l'agitation extérieure, attendant... attendant quoi ? Un nouveau cri ? La confirmation qu'il n'hallucinait pas ?

Jetant sa cape autour de ses épaules, enfilant ses mitaines, il passa la porte et se rua vers les arbres. Une rafale vint lui mordre le visage, lui arrachant un soupir, mais il lutta contre ses propres éléments et força son sourire. Il se dirigea un peu au hasard, aveuglé par le manteau épais de la tempête, par les coups qu'elle lui mettait. Il se maudit de se lancer ainsi, sûrement pour rien, mais il tenta tout de même un appel. Grossissant sa voix, il faisait de son mieux pour lui faire traverser le mur grondant du vent.

Le royaume de Komera souffrait de son humeur, et lui, simple fourmi au milieu de cette étendue blanche, se retrouvait ballotté par le vent, comme la planche qui n'avait su se cramponner à la fenêtre. Il croisa les bras, glissant ses mains sous ses aisselles pour se protéger du mieux qu'il pouvait, mais c'était trop tard. Dans son esprit, il se disait déjà qu'il allait mourir aussi bêtement, transi au sein de la tempête, couché dans ce lit inhospitalier qui avait déjà pris tant de vies. Et tout ça pour quoi ? Pour sa foutue conscience qui était persuadée d'avoir entendu quelqu'un. Et le pire, c'est qu'il savait que ça n'allait être que le fruit de son imagination ou, au mieux, un animal errant.

Mais rien que cette raison suffisait.

Au village on le traitait de fou, car il passait plus de temps en compagnie des animaux que des hommes. Mais selon eux, cela restait une appelation affectueuse, dans le sens où chaque village devait avoir son original. Suffisamment original pour se lancer ainsi à contre-courant du temps. Mais le vent semblait faiblir, son souffle s'apaisait doucement, et même si sa voix résonnait encore au dessus de lui, l'homme tendait l'oreille avec plus de facilité.

Un râle étouffé finit par lui parvenir, rampant et s'échouant dans son oreille comme si lui-même était éprouvé par la tempête. Il y avait bien quelque chose. Cette confirmation lui redonna du baume au coeur et il hâta ses pas dans la direction qu'il devinait plus ou moins.
Ses yeux balayaient le paysage, encore tourmenté par la caresse mordante du vent qui soulevait ça et là la poudreuse. Un signe. Quoi que ce soit. Il remarqua un arbre abattu par la tempête ainsi qu'une forme partiellement recouverte de neige qui semblait coincée en dessous. Par instinct, il s'en approcha.

Ses yeux bleus s'agrandirent de stupeur. Il vit des filaments argentés projetés sur l'écorce sombre. Il vit un... homme ? Une femme ? Un être vivant et littéralement cornu. Était-il.. vivant ? Un mouvement de sa part fit sursauter l'homme du Nord et, prenant une profonde inspiration, il fit de son mieux pour rester calme. Il s'accroupit près de la personne et, d'une voix douce, signala sa présence avant même de se permettre de la toucher.

« Vous êtes bloqué sous un arbre, laissez-moi vous aider. »

Et il posa sa main chaude sur le bras dénudé de l'inconnu qui ne devait pas pouvoir le situer facilement à ses côtés puisqu'il gardait les yeux clos, sans doute à cause de l'épuisement. L'homme regarda plus précisément la position de l'étranger, et il grimaça en voyant une branche de l'arbre qui lui perforait le ventre. Mais pas de sang, seulement cet étrange liquide argenté...

Que pouvait-il faire ? La souffrance de l'inconnu lui faisait peine à voir, et il sentit son coeur se comprimer d'empathie à l'entente de ses gémissements. Il n'avait pas voulu lui faire peur, mais c'était bien sa faute si l'être cornu s'était ainsi reculé. Le corps bougeait, mais pas la branche.

Aller chercher de l'aide au village n'était même pas envisageable, le temps de convaincre des gens et de revenir avec eux, le pauvre aurait déjà rendu l'âme. Il fallait qu'il gère... seul. Un frisson glacé perla le long de son dos, et il déglutit lourdement.

Bon. Ce n'était pas le moment pour paniquer ! S'accroupissant pour avoir une meilleure vision du problème, le rouquin constata que l'étrange liquide argenté semblait s'accumuler autour de la plaie, ou plutôt, il semblait venir de là. Du sang. Pas comme le sien, bien rouge qui se détachait pleinement sur la neige, mais d'un coloris qui devait être propre à l'espèce de cette personne. Mais ce n'était pas le plus important. La branche était encore fixée à l'arbre, la chute avait commencé à la rompre et son écorce ployait dans un angle aussi inquiétant que celui de la jambe du blessé. Cela aussi s'annonçait compliqué...
Mais le nordien ne perdit pas espoir. Il voyait l'étranger qui faisait son possible pour se calmer et se détendre, malgré la douleur qui devait le transpercer de part en part.

Fouillant dans les poches de son manteau, il trouva un flacon contenant un cataplasme à base d'Achillée Mille-feuilles, pratique pour endiguer l'hémorragie, mais également son couteau de cueillette. Il reprit la parole, avec toujours cette même douceur naturelle :

« Je vais devoir soulever l'arbre, mais je ne sais pas si je pourrai le déplacer. Est-ce que vous aurez la force de ramper hors de là ? »

Prenant une profonde inspiration, celui aux cheveux de feu se recula légèrement afin de pouvoir analyser et planifier ce qu'il allait devoir faire. L'arbre était assez fin en soit, mais assez long. Sa chute l'avait néanmoins brisé en plusieurs en endroits et il se pouvait bien qu'il arrive vraiment à le soulever. Pour combien de temps en revanche ? Difficile à estimer. Il n'était pas bâti comme la plupart des hommes du Nord, ses muscles résidaient essentiellement dans ses jambes puisque sa principale activité était la marche. Il fallait que ça fonctionne. Une fois dégagé, il espérait que l'inconnu ne s'évanouisse pas de douleur quand la branche sera retirée de force de son flanc, sinon, il ne saurait pas comment l'aider à le dégager tout en maintenant le poids de l'arbre... Allez ! Du nerf Rúni !

Dans un geste rapide, il ôta la lanière de son sac et l'abandonna dans le lit blanc de la nature. Il passa nerveusement une main sur son visage, il savait qu'il n'y avait pas une seconde à perdre, mais il n'arrivait pas à se lancer... Et s'il empirait la situation ? Non ! Ce n'était pas le moment de se morfondre !

« Je soulève à trois ! Un ! »

Il se mit en postion, mains sous le tronc et genoux fléchis.


« Deux ! »

Profonde inspiration. Allez mon grand, t'es un nordien, pas vrai ? Tu peux le faire. Ses pieds se calèrent dans la neige.


« Trois ! »

Il poussa de tout son corps vers le haut, soufflant et grinçant à la fois. Il sentit le bois mort peser dans ses bras, contre son torse, il sentait le froid qui imprégnait les multiples couches de tissu qu'il portait, mais surtout, il sentait l'arbre bouger. Encore un effort ! Rassemblant ses forces, il parvint à se redresser et à tenir le tronçon suffisamment haut pour que sa branche soit ressortie du corps de l'inconnu.


« Accrochez-vous mon vieux, et tirez-vous de là ! »

Il voulut rajouter qu'il n'allait pas tenir longtemps, mais cela ne servait à rien de stresser davantage le blessé. Komera l'Immaculée, faites qu'il soit encore conscient...

Laissant derrière lui des stries d'argent dans la neige, le blessé était parvenu à s'extirper du piège naturel, après avoir hurlé de ses pleins poumons. Qui n'aurait pas crié de douleur dans une telle situation ? Un cadavre. C'était en soit rassurant car cela voulait dire qu'il n'avait pas précipité la fin de l'inconnu en essayant de l'aider. Enfin, tout n'était pas encore réglé cependant. Une légère odeur de bois brûlé lui fit brusquement lâcher l'arbre et, par réflexe, il fixa avec effroi le tronc. Aucune flamme n'y brillait, et il comprit qu'il avait "seulement" laissé l'empreinte de ses mains dessus. Il prit une profonde inspiration et, comme un brusque retour à la réalité, il se rappela qu'il y avait une vie en jeu.

S'accroupissant près de l'homme à cornes, il lui tapota doucement l'épaule, mais sans recevoir le moindre signe en retour. La douleur avait apparemment eu raison de lui... Plissant les yeux et malgré la tempête, Rúni remarqua finalement que le dos du blessé se soulevait encore. Il était juste inconscient ! Mais... Comment allait-il l'emmener à l'abri ? Il ne pouvait pas le traîner sur une telle distance, dans la neige, ça le tuerait à coup sûr ! Bon, il verrait cela après ! Avec précaution, il entreprit de faire basculer l'étranger sur le dos, afin d'avoir accès à la plaie. Le sang avait coagulé grâce au froid, mais juste pour être certain, le rouquin s'empressa d'y appliquer une couche d'onguent pâteux afin de protéger la chair. Il se sépara de son écharpe, et malgré la valeur sentimentale qu'il y accordait, il n'hésita pas une seule seconde à l'enrouler de son mieux autour du bassin de l'homme, en guise de bandage de fortune.

Un bruit. Un cri ? Quelqu'un semblait appeler dans le rugissement de la tempête. Il cria en retour quand il entendit qu'on criait son prénom. Une silhouette massive finit par se détacher dans le voile de l'intempérie, et un visage familier s'y dessine.

« Hjalmar ?! »

C'était l'un de ses voisins, et celui-ci lui expliqua qu'il l'avait vu partir affronter la colère de Komera et que bon, sur le coup, il l'avait pensé bien plus fou qu'il ne le croyait déjà. Mais en voyant le corps inconscient, il ne pouvait que se rendre compte qu'il avait eu un peu tort. Mais son arrivée était un cadeau des dieux, car jamais le rouquin n'aurait pu transporter l'inconnu à lui tout seul.

Suivant les instructions du lettré, le grand gaillard souleva l'éclopé et, passant un bras sous ses épaules, attendit que Rúni en fasse de même. Une fois qu'il fut bien calé entre eux, ils entreprirent de rentrer, se guidant vers leur village comme ils le pouvaient. La tempête semblait toutefois vouloir se calmer, ou tout du moins, elle n'avait pas redoublé d'ardeur. Ils auraient pu errer des heures, perdus dans l'immensité blanche, mais les dieux étaient décidément d'une clémence exceptionnelle en ce jour, et ils finirent par rejoindre leurs maisons, Hjalmar l'aidant juste à déposer le cornu sur le lit de l'herboriste avant dans vite retrouver sa famille.

Seul avec le blessé, Rúni passa une main sur son visage et, chancelant un peu de cette aventure, il se mit à genoux devant l'âtre afin de raviver la flamme qui y brûlait encore. Il la nourrit de quelques bûches et étendit ses mains devant pour se réchauffer un cours instant. Le lit était assez proche de la cheminée pour que l'homme puisse également retrouver un peu de chaleur dans son sommeil, même s'il n'allait sans doute pas pouvoir dormir longtemps. Son hôte allait devoir examiner la plaie, vérifier qu'aucun morceau d'écorce ne s'y trouvait coincé, la nettoyer et la panser comme il pouvait. Il lui laissait juste quelques minutes, et à lui aussi par la même occasion.

L'agitation du blessé le fit se redresser prestement et, bouche bée, Rúni ne put qu'assister, impuissant, au spectacle de cette personne qui fuyait... fuyait quoi ? Avait-il été pourchassé dans ces montagnes ? Impossible à savoir car le cornu n'avait pas lâché un seul mot depuis qu'il l'avait rencontré, et seuls des râles et de fortes inspirations avaient accompagnés sont comportement d'animal effrayé. Cette prise de conscience réveilla brusquement un souvenir doux amer, que le rouquin s'efforça de mettre de côté pour l'instant. Il devait calmer l'homme car déjà il voyait le sang gelé qui retrouvait de sa consistance et qui tâchait les draps. Mais il vit son corps s'affaisser légèrement et, doucement, lui tapotant l'épaule, il comprit que son invité s'était de nouveau évanoui. Il soupira. Dans quoi s'était-il embarqué ?

Il tourna soudainement la tête vers la chaise à bascule qui dormait dans un coin de la pièce. Il avait cru entendre le rire fatigué de Gertha, fragment de mémoire qui chevauchait la réalité, et cela lui arracha un sourire triste.

« Je sais, Gerra, je vais faire mieux cette fois. » murmura-t-il au fantôme qui vivait dans ses souvenirs.

Avec précaution, il passa ses bras sous les aisselles du blessé et, y allant petit à petit, il le fit se recoucher, les bras le long du corps, avant de lui essuyer le sang qui s'était étalé sur sa peau. Puis, il prit un bâton autour duquel un épais morceau de tissu était fermement entouré, et il le coinça dans la bouche du blessé. Il valait mieux éviter qu'il se morde la langue dans son sommeil... Le nordien récupéra ensuite son matériel, à savoir une petite pince, du fil et une aiguille. Il plongea tout cela dans une marmite d'eau qu'il mit à bouillir au dessus du feu, avant de revenir près de son patient afin d'examiner la plaie. Sans un mot, il nettoya l'excès d'onguent qu'il avait appliqué à la va-vite un peu plus tôt, pressé par la situation et par la panique. Son regard passait de la plaie au visage de l'endormi, guettant ses réactions afin de ne pas prendre un coup malencontreux quand il s'éveillerait.

Les secondes s’égrenèrent en même temps que le décompte mental du rouquin. Une fois arrivé au terme de son exercice, l'homme se leva et écarta la marmite du feu. Il vida doucement l'eau dans un seau, prenant garde à conserver son matériel dedans et à la rattraper avant qu'il ne suive le courant. Il vint ensuite se réinstaller près du blessé et entreprit de le recoudre. Son visage n'exprimait aucun trouble malgré la vision peu ragoûtante de la plaie et ses gestes trahissaient une certaine expérience dans le domaine. Il inspirait et expirait à un rythme régulier, sans laisser la tension monter en lui. Même le miaulement plaintif et fantomatique qui s'éleva dans son esprit ne parvint pas à le déconcentrer, et bien vite, il eut terminé ses points.

Se laissant retomber un peu en arrière, il lâcha un nouveau soupir, mais de soulagement cette fois, avant d'essuyer le sang qui cerclait la plaie et de repasser un petit coup de pommade supplémentaire. Il tourna finalement son regard vers le visage du pauvre inconnu, s'attendant à le trouver encore inconscient.

Un faible sifflement s'échappa des lèvres entrouvertes du blessé, un signe de reconnaissance ou au moins une preuve de conscience. Avait-il été éveillé tout le long de l'opération ? Le nordien espérait que non, car il ne devait rien y avoir de plus terrible que de sentir quelqu'un manipuler son corps sans rien pouvoir y faire. Une lueur soucieuse dans le regard, Rúni se pencha de nouveau sur son invité et, dans un geste qui se voulait apaisant, posa doucement sa main chaude sur le bras encore glacé du cornu. Avec la perte de sang et le temps passé dans la neige, il allait mettre un peu de temps à retrouver sa chaleur naturelle. Heureusement que le rouquin savait quelles plantes lui faire avaler. Il se leva calmement et ponctua son éloignement d'une phrase à but réconfortant.

« Ca va aller, reposez-vous. Je vous apporte une boisson chaude, ça vous fera du bien. »

Et il s'y attela aussitôt, mettant un peu d'eau propre à chauffer dans la marmite et s'affairant autour d'un étrange objet. Cela ressemblait à un gros bol en terre cuite complètement fermé, hormis le bout d'un bec courbe et le petit couvercle qui surmontait le tout. Selon le marchand à qui il l'avait acheté, cela venait des Îles Smaragdites et ils appelaient cela une théière. Un mot bien original pour un objet qui se révélait très utile pour faire des infusions, et ce bien plus depuis qu'il avait lui même rajouté un petit tube en métal percé afin de ne pas perdre les feuilles dans la totalité de l'objet. Il rajouta un peu de miel et une dose de lait de belgoat, avant de finalement remplir d'eau chaude. Il referma le couvercle et laissa l'infusion prendre. Un doux parfum envahit bien vite la pièce, des senteurs pastorales qui rappelaient l'été au pied des montagnes.

Point le temps de laisser ses souvenirs ressurgirent, et une fois achevé le décompte qu'il avait gardé en tête, il remplit une tasse de cette étrange infusion et la porta à son patient.

« Cela devrait vous réchauffer un peu, tenez. »

Il se tint près à aider l'homme à se redresser, guettant toujours d'un œil la blessure. Dès qu'il aurait un peu de temps, il prierait dans son coin pour le rétablissement de ce pauvre inconnu.